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La vieille Ispra commençait à prendre forme. Les propulseurs sertis dans leurs armatures furent scellés et soudés. On hissa le générateur et le convertisseur par la trappe arrière, puis ils furent poussés et installés à la proue. L’Ispra n’était plus une simple carcasse. Reith, Anacho et Traz la grattaient à la brosse métallique, la polissaient, la fourbissaient ; ils arrachèrent le capitonnage moisi, enlevèrent les sièges à l’odeur aigre, nettoyèrent les hublots d’observation, alésèrent les conduits d’aération, remplacèrent les boudins hermétiques de l’opercule d’accès.

Deïne Zarre, lui, ne travaillait pas, mais il était partout, attentif à tout et aucun détail ne lui échappait. De temps à autre, Artilo, une moue aux lèvres, venait jeter un coup d’œil dans le hangar. Quant à Woudiver, on ne le voyait pas souvent et, lors de ses rares apparitions, il se montrait peu communicatif. Il allait droit au fait et il ne restait plus rien de son enjouement du début.

Pendant un mois entier, il fut absent, et, un jour où il était en veine de confidence, Artilo cracha par terre et annonça :

— Le Gros est à la campagne, dans sa propriété.

— Ah bon ? Qu’est-ce qu’il fait là-bas ? demanda Reith.

Artilo pencha la tête de côté avec un sourire torve :

— Ce qu’il fait ? Il se prend pour un Homme-Dirdir. Voilà où passe son argent, à ce vicieux : il lui faut ses clôtures, ses décors et ses parties de chasse.

Reith, pétrifié par la surprise, écarquilla les yeux.

— Tu veux dire… des chasses humaines ?

— Dame ! Il s’amuse à ça avec ses amis. Sa propriété fait deux mille arpents – presque autant que la Boîte de Verre. Les murs ne sont pas aussi solides mais il les a fait entourer d’une barrière électrifiée et de pièges. Un bon conseil : méfie-toi du vin du Gros. Il t’endort et tu te réveilles dans sa réserve de chasse.

Reith s’abstint de demander à Artilo ce qu’il advenait des victimes : c’était un renseignement qu’il ne désirait pas avoir.

Une semaine plus tard – les semaines de Tschaï comptaient dix jours – Woudiver se manifesta de nouveau. Il était d’humeur revêche. Sa lèvre supérieure, raide comme un bout de bois, dissimulait entièrement sa bouche et il lançait des coups d’œil hargneux à droite et à gauche. Il s’approcha de Reith en faisant des effets de torse et tendit la main.

— Le loyer.

Sa voix était froide et dépourvue d’intonations.

Reith compta cinq cents sequins qu’il posa sur une étagère : l’idée de toucher cette paume jaune lui répugnait.

Dans un accès de rage subite, Woudiver le frappa du tranchant de la main et le Terrien roula à terre. Il se releva, stupéfait, et son épiderme commença de le picoter, signe précurseur de colère. Du coin de l’œil, il nota la présence d’Artilo appuyé contre le mur. Et Artilo tirerait sur lui comme il écraserait un insecte, sans plus d’émoi. Mais Traz, debout près de lui, ne le quittait pas du regard et le neutralisait.

Woudiver contemplait Reith d’un air glacé et indéchiffrable et le Terrien, poussant un profond soupir, ravala sa fureur. S’il cognait à son tour, loin de lui valoir le respect du personnage, cela ne ferait qu’attiser sa rancœur et les suites seraient catastrophiques, c’était inévitable.

Lentement, Reith fit demi-tour.

— Je veux mon loyer ! aboya Woudiver. Pour qui me prends-tu ? Pour un mendiant ? J’ai assez souffert de ton arrogance ! À l’avenir, j’entends que tu me manifestes la déférence due à ceux de ma caste !

Reith hésita à nouveau. Il eût été tellement plus facile de se jeter sur cet être monstrueux et d’en accepter les conséquences… qui seraient l’anéantissement du projet. De nouveau, il soupira. Quand on doit en passer par là, avaler plusieurs couleuvres n’est pas plus pénible que de se contenter d’une seule.

Dans un silence glacial, il tendit ses sequins à Woudiver, qui se contenta de lui décocher un regard flamboyant et eut un mouvement ondulant de la hanche.

— Ce n’est pas assez ! Je n’ai aucune raison de financer ton entreprise. Paie-moi mon dû ! Le loyer est de mille sequins par mois !

— En voici cinq cents de plus. Mais n’en réclame pas davantage : ce serait parfaitement inutile.

Woudiver eut un reniflement dédaigneux. Il tourna les talons et s’éloigna à pas comptés. Artilo le suivit des yeux, puis il cracha dans la poussière et considéra Reith d’un air songeur.

Le Terrien rentra à l’intérieur du hangar. Deïne Zarre, à qui la scène n’avait pas échappé, ne fit pas de commentaires et Reith se jeta à corps perdu dans le travail pour y trouver un dérivatif à son humiliation.

Woudiver revint deux jours plus tard. Il portait son costume criard noir et jaune. Cette fois, aucune hargne : il se montra affable et poli.

— Eh bien, où en êtes-vous ?

— Nous n’avons pas eu de grosses difficultés, répondit Reith d’une voix sans timbre. Les éléments lourds sont en place et nous les avons branchés. Les instruments sont installés mais ils ne sont pas encore opérationnels. Deïne Zarre a préparé une nouvelle liste d’accessoires : système de justification magnétique, palpeurs de navigation, conditionneurs d’environnement. Peut-être achèterons-nous aussi des batteries énergétiques, cette fois-ci.

Woudiver plissa les lèvres.

— Fort bien. Il va à nouveau falloir te séparer de tes sequins durement acquis ! Quelle tristesse, n’est-ce pas ? À propos, puis-je te demander comment tu as fait pour accumuler une telle somme ? C’est une véritable fortune que tu as là ! Dire que tu risques une richesse pareille pour des chimères !

Reith parvint à sourire – un sourire glacial :

— Je ne considère évidemment pas que cette expédition soit une chasse aux chimères.

— C’est extraordinaire ! Quand la liste sera-t-elle prête ?

— Deïne Zarre l’a peut-être terminée.

En fait, le vieil homme la compléta tandis que Woudiver attendait. Quand le poussah l’eut en main, il la parcourut, les paupières mi-closes, et dit :

— J’ai bien peur que les frais ne dépassent tes réserves.

— J’espère que non, dit Reith. À combien les évalues-tu ?

— Je suis incapable de te donner un chiffre exact… je ne sais pas. Mais avec le loyer, le salaire de la main-d’œuvre et l’investissement de départ, il ne doit plus te rester beaucoup d’argent.

Il regardait Reith d’un air interrogateur, mais prendre le gros homme comme confident était bien la dernière chose à laquelle songeait le Terrien, qui se borna à dire :

— Il est donc capital de continuer de réduire les frais au strict minimum.

— Il y a trois dépenses de base incompressibles : le loyer, mes commissions et les honoraires de mes amis. Le reste, tu peux le dépenser à ta guise. Voilà mon point de vue. Maintenant, sois donc assez aimable pour me remettre deux mille sequins en règlement des honoraires. Le matériel que tu serais dans l’incapacité de régler pourra être retourné sans réserves et gratuitement, sauf frais de transport.

Reith sortit tristement la somme demandée. Il se livra à un bref calcul : il restait moins de la moitié des quelque deux cent vingt mille sequins que ses amis et lui avaient ramenés des Carabas.

Trois chariots à moteur amenèrent les articles demandés à pied d’œuvre pendant la nuit. Un peu plus tard, un quatrième véhicule, plus petit, apporta huit batteries énergétiques que Traz et Anacho se mirent en devoir de décharger, mais Reith les arrêta.

— Un moment… (Il rentra dans le hangar où Deïne Zarre pointait sa liste.) As-tu commandé des batteries ?

— Oui.

Reith trouvait que le vieil homme paraissait rêveur comme si ses pensées étaient bien loin.

— Combien de temps durera une batterie ?

— Il en faut deux – une par cellule. Ce qui représente environ deux mois de fonctionnement.

— On en a livré huit.

— Je n’en avais commandé que quatre pour en avoir deux en réserve.

Reith retourna au chariot.

— N’en prenez que quatre, ordonna-t-il à ses amis.

Il se pencha vers le conducteur assis dans la cabine obscure et eut la surprise de reconnaître Artilo, lequel ne parut pas s’en soucier.

— Tu as apporté huit batteries. Or, nous n’en avons commandé que quatre.

— C’étaient les directives du Gros.

— Nous n’en avons besoin que de quatre seulement. Tu n’auras qu’à ramener les autres.

— Rien à faire. Vois ça avec le Gros.

— Il me faut quatre batteries et pas une de plus. Le restant, fais-en ce que tu voudras.

Artilo, maugréant entre ses dents, sauta à terre, déchargea les quatre batteries supplémentaires, les porta dans le hangar, puis sauta sur son siège et repartit. Le trio suivit le véhicule des yeux.

— Nous allons avoir des ennuis, murmura Anacho d’une voix atone.

— Je m’y attends.

— Ces batteries appartiennent sans aucun doute à Woudiver en personne. Peut-être qu’il les a volées ou achetées pour une bouchée de pain. Excellente occasion pour lui de s’en débarrasser avec bénéfice.

— Il faudrait l’obliger à les transporter sur son dos, gronda Traz.

Reith eut un rire sans joie.

— Si seulement je savais comment l’y contraindre !

— Il tient à sa peau comme tout un chacun.

— C’est vrai. Mais on ne peut quand même pas se jeter à l’eau sous prétexte d’éviter de se mouiller !

 

Le lendemain matin, Woudiver ne se montra pas, s’épargnant ainsi la déclaration que Reith avait passé une bonne partie de la nuit à préparer, et le Terrien se remit au labeur avec le sentiment que l’absent pesait sur ses épaules avec tout le poids de la calamité. Deïne Zarre était invisible, lui aussi, et les techniciens murmuraient entre eux avec moins de retenue qu’en sa présence. Reith abandonna bientôt ce qu’il était en train de faire pour passer la situation en revue. Il y avait des raisons de se montrer optimiste. Les principaux éléments étaient en place et la mise en résonance, opération délicate entre toutes, se poursuivait à un rythme satisfaisant. Bien que les systèmes de pilotage en usage sur la Terre n’eussent pas de secrets pour lui, Reith était totalement dépassé dans ce domaine ; il n’était même pas certain que les moteurs fonctionnaient selon les mêmes principes.

Vers midi, des nuages noirs crevèrent en rafales au-dessus des fières falaises. 4269 de La Carène pâlit et sa lumière parcourut toute la palette des bruns avant de mourir. Alors, la pluie balaya le paysage fantastique, effaçant Heï. C’est alors que, pataugeant dans les flaques, apparut Deïne Zarre. Deux enfants le suivaient : un garçon de douze ans et une jeune fille de trois ou quatre ans son aînée. Tous trois entrèrent dans le hangar. Ils grelottaient. Deïne Zarre semblait être au bord de l’épuisement et les enfants étaient comme engourdis.

Reith se hâta de transformer quelques caisses en petit bois et alluma un feu au beau milieu du local. Il trouva des morceaux d’étoffe grossière qu’il déchira pour en faire des serviettes.

— Séchez-vous. Otez vos vestes et chauffez-vous.

Deïne le dévisagea d’un air incompréhensif, puis obéit lentement. Le garçon et la fille imitèrent son exemple. C’étaient de toute évidence le frère et la sœur, et il était bien possible que Deïne Zarre fût leur grand-père. Le garçon avait les yeux bleus ; ceux de la fille étaient gris ardoise. Reith leur apporta du thé brûlant et le vieillard retrouva enfin l’usage de la parole.

— Merci. Nous sommes presque secs. (Et il ajouta un moment plus tard ;) J’ai la charge de ces enfants. Ils resteront avec moi. Si cela te dérange, je peux renoncer à mon emploi.

— Tu plaisantes ! Ils sont les bienvenus à la seule condition qu’ils comprennent que le silence est nécessaire.

— Ils ne diront rien. (Deïne Zarre se tourna vers les enfants :) Vous avez compris ? Il ne faudra jamais parler de ce que vous pourrez voir ici.

Ni le vieux ni les enfants n’étaient d’humeur loquace, et Reith, devinant leur tristesse et leur désarroi, s’attarda auprès d’eux. Le frère et la sœur l’observaient avec méfiance.

— Je n’ai pas de vêtements secs à vous offrir. Mais si vous avez faim, nous avons des provisions.

Le gamin eut un hochement de tête empreint de dignité. L’adolescente, elle, sourit et se fit soudain charmeuse.

— Nous n’avons pas déjeuné ce matin.

Traz, qui était resté à l’écart, se précipita vers le garde-manger et revint presque aussitôt avec un bol de soupe et du pain à l’anis. Reith le considéra d’un air grave : visiblement le jeune nomade avait subi un choc émotif. La fillette était bien mignonne en dépit de ses traits tirés et de son air malheureux.

Deïne Zarre finit par se reprendre. Il tira sur ses vêtements fumants et alla inspecter le travail qui avait été effectué en son absence. Reith tenta d’engager la conversation avec les deux enfants :

— Vous commencez à vous sécher ?

— Oui, merci.

— Deïne Zarre est votre grand-père ?

— Notre oncle.

— Ah bon ! Et maintenant, vous allez vivre avec lui ?

— Oui.

Il ne savait plus trop quoi dire, mais Traz se montra plus direct :

— Qu’est-il arrivé à vos parents ?

La jeune fille répondit d’une voix douce :

— Faïros les a tués.

Son frère cilla.

— Vous êtes sûrement originaires des plateaux orientaux, fit Anacho.

— Oui.

— Comment êtes-vous venus de là-bas ?

— À pied.

— C’est une route longue et périlleuse.

— Nous avons eu de la chance.

Ils regardaient fixement le feu. Au souvenir des événements qui avaient marqué leur fuite, la jeune fille tressaillit.

Reith alla rejoindre Deïne Zarre.

— Tu as de nouvelles responsabilités, à présent.

Le vieil homme lui décocha un coup d’œil aigu.

— En effet.

— Tu n’es pas payé ici en fonction de ton travail. J’ai décidé d’augmenter ton salaire.

Deïne Zarre opina du menton et laissa tomber sur un ton bourru :

— Ce ne sera pas l’emploi de cet argent qui me fera défaut.

Quand Reith eut quitté le vieux technicien, il vit la silhouette adipeuse de Woudiver devant le seuil de la porte. L’attitude du propriétaire était désapprobatrice et scandalisée. Aujourd’hui, il arborait un pantalon noir en peluche qui moulait ses jambes massives et un manteau pourpre et brun ceint d’une écharpe d’un jaune éteint. Il s’avança et se planta devant les deux enfants, qu’il contempla fixement l’un après l’autre.

— Qui a allumé ce feu ? Que faites-vous ici ?

— Nous étions trempés, répondit la jeune fille d’une voix vacillante. Le monsieur a allumé le feu pour que nous nous réchauffions.

— Ah ! ah ! Et qui est ce monsieur ?

Reith s’approcha.

— C’est moi. Ces enfants sont des parents de Deïne Zarre. Et j’ai fait du feu pour qu’ils se sèchent.

— Et mon hangar ? Une seule étincelle et tout risque d’être la proie des flammes !

— Avec cette pluie, j’ai jugé que le danger était faible.

Woudiver fit un geste dégagé.

— Je veux bien accepter l’argument. Comment vont les choses ?

— Pas mal, répondit Reith.

Woudiver sortit un papier de sa manche.

— J’ai ici la facture des marchandises livrées cette nuit. Tu remarqueras que le total est extrêmement modique. J’ai en effet obtenu un prix forfaitaire.

Reith déplia le feuillet et déchiffra les gros caractères noirs : Articles livrés : sequins 106.800.

— …bénéficié d’une chance vraiment extraordinaire, poursuivait Woudiver. J’espère qu’elle va durer. Pas plus tard qu’hier, les Dirdir ont capturé deux voleurs qui sortaient du magasin et ils les ont aussitôt expédiés à la Boîte de Verre. Tu vois donc combien est précaire notre sécurité présente.

— Cette note est trop élevée, Woudiver, déclara le Terrien. Beaucoup trop. En outre, je n’ai pas l’intention de payer des batteries énergétiques superflues.

— Je te répète que c’est un prix à forfait. Ces batteries sont comprises dans le lot. En un sens, elles sont gratuites.

— Ce n’est pas vrai et je refuse de payer la marchandise cinq fois son prix normal. D’ailleurs, je n’ai pas assez d’argent.

— En ce cas, il te faudra aller en chercher, rétorqua Woudiver avec calme.

— Comme si c’était si facile !

— Pour certains, c’est facile, fit l’autre d’une voix rêveuse. Il court une bien étrange rumeur en ville. Trois hommes auraient pénétré dans les Carabas, massacré un nombre incroyable de Dirdir dont ils auraient ensuite dépouillé les cadavres. Voici leur signalement : un jeune garçon blond ressemblant à un steppiste du Kotan, un Homme-Dirdir renégat et un homme brun et tranquille de race indéterminée. Les Dirdir souhaitent vivement retrouver ce trio. L’homme brun prétend, paraît-il, être originaire d’un monde lointain qui serait, d’après lui, le berceau d’où proviennent tous les hommes, opinion à mon avis blasphématoire. Que penses-tu de tout cela ?

— C’est intéressant, répondit Reith en essayant de cacher sa consternation.

Woudiver se permit un sourire affecté.

— Notre position est vulnérable. Je suis personnellement en danger. Gravement en danger. Faut-il donc m’exposer pour rien ? Je t’apporte mon concours par amitié et par altruisme, certes, mais il convient néanmoins que j’en sois récompensé.

— Je ne peux pas payer une somme pareille. Tu connais approximativement l’importance de mon capital. Et te voilà en train d’essayer de me pressurer.

— Et pourquoi m’en abstiendrais-je ? rétorqua Woudiver sans pouvoir dissimuler un ricanement. Supposons que les bruits que je viens de te rapporter soient l’expression de la vérité et que, par un hasard insensé, vous soyez les individus en question, toi et tes suppôts : ne pourrait-on pas dire à juste titre que tu m’as odieusement trompé ?

— Il n’y a rien de vrai dans ces suppositions.

— Et ce trésor mirifique ?

— Il est réel. Aide-moi au mieux de tes possibilités : dans un mois, nous pourrons décoller, quitter Tschaï et, dans deux, tu seras récompensé au delà de tous tes rêves.

— Où ? Et comment ? (D’un mouvement saccadé, Woudiver se pencha en avant ; dominant Reith de toute sa taille, il continua d’une voix caverneuse :) Je vais te poser une question brutale : as-tu proclamé que l’homme a pour patrie une planète lointaine ? Je vais être encore plus direct : ajoutes-tu foi à cette fable répugnante ?

Reith, de plus en plus désemparé, tenta d’éviter le piège.

— Tout cela est secondaire. Nous avons passé un accord clair. Les rumeurs auxquelles tu fais allusion sont sans rapport avec notre contrat.

Woudiver secoua la tête. Lentement. Délibérément.

— Quand l’astronef s’envolera, tous les sequins en ma possession seront à toi. Je ne peux pas faire mieux. Si tu poses des exigences déraisonnables…

Reith se tut, cherchant une menace convaincante. Woudiver leva sa tête mafflue et gloussa de rire.

— Que peux-tu faire ? Tu es ligoté. Un seul mot de moi et tu te retrouveras instantanément dans la Boîte de Verre. Tu n’as pas le choix : il te faudra en passer par mes exigences.

Le Terrien jeta un regard autour de lui. Artilo, bouchant la porte, était en train de priser une sorte de poudre grise. Un pistolet se balançait à sa ceinture.

Deïne Zarre s’approcha et, faisant mine d’ignorer Woudiver, s’adressa à Reith :

— Les batteries énergétiques ne sont pas conforme à mes spécifications. Elles sont de dimensions non standard et elles ont apparemment déjà servi pendant une période de temps indéterminée. Nous les refusons.

Les yeux de Woudiver se rétrécirent et ses lèvres frémirent convulsivement.

— Quoi ? Mais ce sont d’excellentes batteries !

— Elles ne conviennent absolument pas à nos besoins, répondit Deïne Zarre, d’une voix égale mais sur un ton catégorique.

Le garçon et la fille lui adressèrent un regard chargé d’un regret muet et Woudiver se retourna pour les dévisager avec une particulière attention – telle était, du moins, l’impression de Reith.

Enfin, Woudiver fit de nouveau face au Terrien, qui attendait. Ses paupières dissimulaient à demi son regard.

— Si je comprends bien, tu as besoin de batteries énergétiques d’un autre modèle. Comment envisages-tu de les payer ?

— De la manière habituelle. Reprends ces huit batteries dont nous n’avons que faire et rapporte-nous quatre neuves. Je veux une facture détaillée. Je suis en mesure de payer un prix honnête – mais tout juste. N’oublie pas que je dois rémunérer la main-d’œuvre.

Woudiver réfléchit. Deïne Zarre alla dire quelques mots aux deux enfants, ce qui détourna son attention, et il s’avança vers eux en se pavanant. Reith, le corps plombé par la fatigue, s’approcha de l’établi pour se verser une tasse de thé qu’il porta à ses lèvres d’une main tremblante. Woudiver était devenu d’une extrême affabilité et il alla jusqu’à caresser la tête du frère et de la sœur. Deïne Zarre, rigide, avait le teint cireux.

Enfin, Woudiver s’éloigna du groupe. Il dit quelque chose à Artilo et celui-ci sortit du hangar. Dehors, le vent ridait les flaques. D’un signe, Woudiver ordonna à Reith et à Deïne Zarre de le rejoindre. Quand ils eurent obéi, il poussa un soupir profond, lourd de mélancolie.

— Vous faites tout pour me réduire à la misère. Vous exigez ce qu’il y a de mieux et de plus raffiné, mais vous refusez de payer. Eh bien, soit ! Artilo remporte les batteries dont vous ne voulez pas. Zarre, accompagne-moi. Tu choisiras ainsi celles qui te conviendront.

— Tout de suite ? Il faut que je m’occupe des petits.

— Oui, tout de suite. Ce soir, je pars pour la campagne et je resterai absent un certain temps. Il est clair que l’on fait bien peu de cas de mon concours, ici !

Deïne Zarre se rangea à ces raisons d’assez mauvaise grâce. Il s’entretint brièvement avec le garçon et la fille, puis partit avec Woudiver.

Deux heures s’écoulèrent. Déchirant les nuées, le soleil darda sur Heï un unique rayon qui fit scintiller les tours écarlates et pourpres dans le ciel noir. Sur la route apparut la voiture noire de Woudiver. Elle fit halte devant l’entrepôt, où Artilo entra après avoir sauté à terre. Reith l’observait, étonné par son expression décidée. Le chauffeur toisa les deux enfants, qui lui rendirent son regard – grands yeux écarquillés dans la pâleur du visage – et leur adressa quelques paroles laconiques. Le Terrien vit saillir les muscles de sa mâchoire quand il parla. Les enfants se tournèrent vers Reith, l’air indécis, et se dirigèrent à contrecœur vers la sortie.

— Il y a quelque chose d’anormal, souffla Traz à l’oreille de Reith. Qu’est-ce qu’il leur veut ?

Reith fit un pas en avant.

— Où emmènes-tu ces enfants ? demanda-t-il.

— Ce n’est pas ton affaire !

— Ne suivez pas cet homme ! Attendez le retour de votre oncle !

— Il dit qu’il va nous conduire auprès de lui, fit la jeune fille.

— On ne peut pas faire confiance à ce personnage. Tout cela n’est pas normal.

Artilo fit volte-face. Ses mouvements étaient aussi sinistres que ceux d’un serpent qui ondule.

— J’ai des ordres, laissa-t-il tomber sur un ton uni. Écarte-toi.

— Des ordres de qui ? De Woudiver ?

— Cela ne te regarde pas. (Il fit signe aux deux enfants.) Venez !

Il glissa la main sous sa vieille veste grise tout en lorgnant du côté de Reith.

— Nous n’irons pas avec toi, déclara la sœur.

— Vous devez m’accompagner. S’il le faut, je vous porterai.

— Si tu les touches, je t’abats, laissa tomber Reith d’une voix sans timbre.

Artilo lui décocha un regard glacé et le Terrien se raidit, tous les muscles bandés. Quand il ressortit sa main de sous son vêtement, l’autre étreignait un objet noir. Reith se fendit et frappa du tranchant de la main l’arme dure et froide. Mais Artilo avait prévu l’attaque : de son autre manche jaillit une longue lame et il porta un coup d’estoc si rapide que la pointe effleura le flanc de Reith lorsque celui-ci esquiva précipitamment. D’un bond en arrière, Artilo rompit. Il avait perdu son pistolet mais il brandissait sa dague. Reith, ivre de rage, grisé par le relâchement de la tension qui l’habitait, marcha sur son adversaire, qui le regardait sans ciller. Il fit une feinte à laquelle Artilo réagit par un imperceptible frémissement et sa main gauche partit en avant. Lorsque Artilo abattit son arme, il lui saisit le poignet, pivota sur lui-même, se plia en deux et expédia l’autre en vol plané à l’autre extrémité du hangar. L’homme de main de Woudiver resta prostré là où il était tombé. Alors, Reith alla le tirer jusqu’à la porte et, d’une poussée, le fit choir au beau milieu d’une flaque de boue.

Artilo parvint à se remettre péniblement debout et regagna la voiture en boitant. Sans daigner se retourner vers le hangar, il gratta posément les taches qui maculaient ses vêtements, grimpa dans le véhicule et démarra.

— Tu aurais dû le tuer, dit Anacho avec désapprobation. Cela va encore envenimer la situation.

Reith n’avait rien à répondre à cela. Il s’aperçut qu’il saignait, ôta sa chemise et constata qu’une longue estafilade lui labourait le flanc. Traz et Anacho se mirent en devoir de le panser ; la jeune fille s’approcha, non sans une certaine timidité, pour les aider. Elle paraissait adroite et capable : Anacho s’écarta et elle termina de bander Reith avec le concours de Traz.

— Merci, fit le Terrien quand elle eut fini.

Elle leva les yeux vers lui. Une multitude de sentiments se lisaient sur ses traits mais elle ne put se résoudre à prononcer un seul mot.

 

Le jour s’assombrissait. Le frère et la sœur, debout derrière la porte, guettaient la route. Les techniciens s’en allèrent. Maintenant, le silence régnait dans l’entrepôt.

Enfin, la voiture noire surgit de nouveau. Deïne Zarre en descendit d’un pas lourd, suivi de Woudiver. Artilo alla chercher dans le compartiment à bagages quatre batteries énergétiques qu’il porta tant bien que mal dans le hangar en claudiquant. Son attitude n’était apparemment pas différente – comme d’habitude, il était bougon, impersonnel et silencieux.

Après avoir jeté un coup d’œil au frère et à la sœur, qui se faisaient tout petits dans un coin, Woudiver s’avança vers Reith.

— Les batteries sont là. Deïne Zarre a donné son accord. Elles coûtent très cher. Voici ma note. Elle comprend le loyer du mois prochain et le salaire d’Artilo…

— Le salaire d’Artilo ? C’est une plaisanterie ?

— … soit un total de cent mille sequins très exactement ainsi que tu peux voir. Il ne saurait être question de la moindre réduction. Ou tu me règles sur-le-champ ou je t’expulse. (Un sourire glacial retroussa ses lèvres.)

Des larmes de rage montèrent aux yeux de Reith.

— Je ne peux disposer d’une telle somme.

— Dans ce cas, je te mets à la porte. En outre, puisque tu auras cessé d’être mon client, je serai dans l’obligation de transmettre aux Dirdir un rapport sur tes activités.

— Cent mille sequins, murmura le Terrien en secouant la tête. Et après, combien te faudra-t-il encore ?

— Les sommes correspondant aux avances que j’aurai éventuellement à faire pour satisfaire tes exigences.

— Et tu ne me feras plus chanter ?

Woudiver se redressa de toute sa taille.

— Le mot est inexact et vulgaire. Sache, Adam Reith, que j’attends de ta part la même courtoisie que je t’accorde.

Reith réussit à exhaler un rire sans joie.

— Tu auras ton argent dans cinq ou six jours. Pour le moment, je ne dispose pas de la somme.

— Et où te proposes-tu d’aller la chercher ? s’enquit Woudiver en penchant la tête de côté d’un air dubitatif.

— J’ai des fonds qui m’attendent à Coad.

Le gros homme renifla, pivota sur ses talons et se dirigea vers sa voiture, Artilo, toujours boitillant, sur ses talons. Traz et Anacho sortirent pour assister à son départ.

— Où vas-tu trouver cent mille sequins ? demanda Traz d’une voix rêveuse en suivant des yeux le véhicule qui s’éloignait.

— C’est au moins ce que nous avons laissé enterré dans les Carabas. Le seul problème consiste à les récupérer. Et ce n’est peut-être pas un problème tellement compliqué, après tout.

La mâchoire décharnée d’Anacho s’affaissa.

— Je t’ai toujours soupçonné d’optimisme délirant…

Reith leva la main.

— Ecoute-moi. J’irai par la voie des airs et je suivrai la route que les Dirdir fréquentent eux-mêmes. Ils ne me remarqueront pas, même s’il y a un écran sondeur en service, ce qui me semble douteux. Je me poserai à l’est de la forêt à la faveur de la nuit. Le lendemain matin, je déterrerai les sequins, je les placerai à bord du glisseur et, au crépuscule, je regagnerai Sivishe. Cela passera pour une expédition de Dirdir rentrant de la chasse.

Anacho émit un grognement de désapprobation.

— À t’entendre, cela paraît d’une simplicité enfantine.

— Ce sera probablement enfantin si tout se passe bien. (Reith se retourna pour contempler d’un œil nostalgique le hangar et le vaisseau spatial à moitié terminé.) Je ferais aussi bien de partir immédiatement.

— Je t’accompagne, fit Traz. Tu auras besoin d’aide.

— Moi aussi, ce sera aussi bien, ajouta Anacho sur un ton lugubre.

— Inutile d’être trois. J’irai seul. Vous deux, vous resterez et veillerez à ce que le travail se poursuive.

— Et si tu ne reviens pas ?

— Il reste encore quelque soixante ou soixante-dix mille sequins dans la sacoche. Vous n’aurez qu’à les prendre et quitter Sivishe. Mais je reviendrai, il n’y a pas de problème ! Il est impossible d’échouer après tant d’efforts et tant de souffrances.

— Que voilà un argument peu rationnel ! fit sèchement Anacho. Je ne compte pas te revoir.

— Quelle sottise ! Maintenant, je m’en vais. Plus tôt je partirai, plus tôt je serai de retour.

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